Article d'Olivier Clément sur l'oecuménisme
Alors que la Semaine de prière pour l'unité des chrétiens vient de se terminer, nous vous proposons de lire un beau texte d'Oliver Clément intitulé Du spectacle au service. Ce texte qui traite de l'oecuménisme est paru dans la revue de l'acer-mjo Jeunesse Orthodoxe en Octobre 1966.
In Jeunesse orthodoxe n°34 – Octobre 1966
Du spectacle au service
Notre époque nous donne moins à vivre qu'à regarder. Sans cesse, elle se constitue en spectacle. Une des sources de ce spectacle est la religiosité (je ne dis pas la religion), qui annexe un dieu mort à la civilisation de l'abondance et de la sécurité. La consommation maximum de sucreries coïncide avec les fêtes de fin d'année. La consommation maximum de religiosité se place un mois plus tard, lors de la « semaine de l'unité ».
Il faut le reconnaître, c'est un curieux spectacle que ces shows à deux personnages, trois lorsqu'on arrive à dénicher cet oiseau rare − un orthodoxe. On « compte les points ». On se rassure : la division des chrétiens n'est pas tellement scandaleuse puisque, une fois par an, on clame qu'elle l'est. Amour et vérité s'affrontent, s'enlacent, font trois petits tours et puis s'en vont...
Le risque de cette pratique œcuménique, on le voit, c'est d'abord le refus du risque. Au XXème siècle, le rapprochement physique des chrétiens est un fait accompli. Sécularisation de la vie quotidienne et brassage de populations l'ont réalisé et le réaliseront de plus en plus (qu'on pense à la dispersion persistante des orthodoxes en Occident, à l'essor du baptisme en Russie...). A la limite on pourrait choisir sa confusion (c'est du reste ce qu'on fait souvent aux Etats-Unis, la seule société occidentale intégralement « pluraliste » dans ce domaine). Ici intervient l'instinct de conservation de ces organismes sociologiques que sont aussi les Eglises. Il s'exprime dans l'œcuménisme : pas de risque, pas de choix ; tous à la maison ; ce sont les groupes religieux constitués qui vont prendre en main le problème ; en attendant, vous pouvez vous embrasser une fois par an.
L'autre risque, puisqu'on n'a pas à choisir et qu'on doit s'aimer, c'est le relativisme généralisé. L'œcuménisme, ici, constitue une étape dans un processus beaucoup plus vaste qui de semaines de l'unité en semaines de la pensée marxiste (avec participation dominicaine) et culte vaudou organisé dans la banlieue parisienne par la revue Planète, débouche dans l'océan « sans rivages » (comme le réalisme de M. Garaudy) d'un humanitarisme qui sera sans doute la morale obligatoire de l'Etat mondial qui se profile à l'horizon du siècle.
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Mais l'œcuménisme est-il seulement cet alibi, cette bonne conscience des chrétiens devant une histoire « mondialisante » à laquelle ils emboîtent le pas avec ivresse ? Ne recèle-t-il pas une dimension proprement chrétienne qui dépasse le mouvement de l'histoire, le déchiffre et lui donne sens ?
Je crois profondément que oui. Oui à l'échelle de ces hommes − peu nombreux peut-être, mais l'Esprit n'a que faire du nombre −, qui ressentent avec une tragique acuité la solitude de la foi, celle du monde et les exigences du témoignage. Qui, sortis des ghettos chrétiens, ou arrachés à eux par la démence de l'histoire (par exemple, dans les camps d'Hitler ou de Staline), découvrent un monde qui ignore tout du christianisme, et donc des différences entre chrétiens, mais que préoccupe de plus en plus le problème du sens. Ceux qui ont mesuré la peine et la solitude des hommes, aussi, parfois, leur bonté désintéressée, leur nostalgie de tendresse et de beauté, ceux-là ne peuvent que redire la prière sacerdotale du Christ concernant tous ceux qui se réclameraient de Lui : « Qu'ils soient un, pour que le monde croie ». Ceux-là, devant la contestation et l'angoisse du monde, se découvrent d'abord, malgré leurs différences confessionnelles, frères de service et de foi, et s'ils vont les uns vers les autres, ce ne peut être pour polémiquer, mais pour échanger, partager, s'interroger : et vous, comment faites-vous, comment tentez-vous d'être pour témoigner du Christ ici et maintenant ?
L'œcuménisme, au début du siècle, est né de l'impatience et de la prière des « Jeunes Eglises d'Afrique et d'Asie » devant les querelles interconfessionnelles que les missionnaires amenaient d'Europe en même temps que la foi. Nous voulons être chrétiens, seulement chrétiens, imploraient ces convertis, vos divisions ne nous concernent pas. Cette attitude est de plus en plus celle des hommes qui viennent au Christ, ici même, dans cette société sécularisée, « post-chrétienne », qui nous entoure et nous pénètre. Ce qu'il faut déceler et vivre dans l'œcuménisme, au-delà de l'institution et du spectacle − c'est ce souffle premier, cette exigence qui se fait prière : « Qu'ils soient un, pour que le monde croie ».
Un groupe de chrétiens de Russie, dans une lettre adressée au second concile du Vatican en septembre 1965, me semble avoir remarquablement défini la bonne méthode : « Ce n'est pas dans la logomachie mais dans le feu spirituel que seront consumées les barrières historiques ; ce n'est pas dans les discussions savantes mais dans la révélation mystérieuse de la sagesse que resplendira la sainte unité ; ce n'est pas par les efforts humains mais grâce à l'inspiration divine que s'effectuera la réunion des Eglises ».
Pourtant l'œuvre divine sur la terre ne s'accomplit pas sans la participation de l'homme. La conscience sereine, l'étude attentive et pleine de sympathie de l'un à l'égard de l'autre, enfin un amour cordial et une commune prière pour l'unité de l'Eglise, voilà les bons moyens de préparer la part humaine de l'existence ecclésiale à recevoir l'inspiration divine.
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Dans cette perspective, et avec un peu de recul, on ne s'arrête plus à l'impression de stérilité et de bavardage qui frappe souvent l'observateur mal informé ; au contraire, on est étonné par tout ce qui s'est passé, par tout ce qui est devenu possible en moins d'un demi-siècle, et surtout depuis une dizaine d'années.
Ce qui s'est passé, et se passe, c'est d'abord la constitution de ce que le patriarche Athénagoras, dans son dernier message pascal, appelait un « pan-christianisme ». La collaboration du monde orthodoxe et du monde protestant dans le Conseil œcuménique des Eglises, l'établissement de rapports réguliers entre ce Conseil et l'Eglise romaine, tout cela permet, sans escamoter les différences dogmatiques, d'élaborer une attitude d'amour actif commune à tous les chrétiens. Que cette attitude n'aille pas sans ambiguïté ni démagogie, ni fuite devant les problèmes proprement doctrinaux, qu'elle tombe parfois dans cet humanitarisme où se dilue le mystère de l'Eglise et l'attente vive de la Seconde Venue, c'est incontestable − mais cela signifie que nous, orthodoxes, loin de bouder une organisation dont nous sommes d'ailleurs officiellement co- responsables (et parfois matériellement bénéficiaires), devons secouer nos pieuses paresses pour tenter d'y exprimer nos certitudes et nos exigences, qui ne vont pas contre l'amour actif mais l'enracinent dans la plénitude eucharistique et dogmatique de l'Eglise. Comment ne serions-nous pas reconnaissants au pan-christianisme œcuménique d'œuvrer avec réalisme pour que les biens de la terre soient équitablement partagés entre tous les hommes ? Ce service n'est-il pas indispensable (et nous aurions beaucoup à ajouter, dans la perspective patristique du jeûne pour le partage) si nous voulons que le christianisme n'apparaisse pas comme un luxe de repus ?
En second lieu, l'œcuménisme prépare lentement les conditions d'une rencontre sur le fond entre les Eglises, de sorte que l'union devient de plus en plus, non une utopie sentimentale, mais une tâche historiquement réalisable.
Prenons d'abord le cas des relations entre les orthodoxes et les vieilles Eglises antéchalcédoniennes d'Arménie, Syrie, Egypte, Ethiopie, Inde du Sud. Seul le mouvement œcuménique et, plus précisément, le Conseil œcuménique ont permis une rencontre « exploratoire » (au Danemark, il y a deux ou trois ans) de théologiens des deux confessions. Or les participants à cette rencontre (il y avait là, du côté orthodoxe, des hommes aussi rigoureux et exigeants que les PP. Florovsky et Meyendorff) ont constaté, et proclamé, qu'ils confessaient la même foi dans des structures ecclésiales fondamentalement identiques. Dans ce cas, l'union est une possibilité immédiate, elle peut se réaliser dans les années à venir pour peu qu'on s'en occupe sérieusement. L'Orthodoxie ainsi remembrée retrouverait une œcuménicité significative, présente en Occident par sa dispersion (comme par l'évolution interne de l'Europe du sud-est et de la Russie), présente aussi au cœur de l'Afrique et de l'Asie.
Prenons maintenant le cas de l'Eglise romaine. Elle est certes restée quarante ans à l'écart du mouvement œcuménique. Mais cet isolement et cet immobilisme ont cédé sous la poussée de la vie, et le second concile du V atican a été un très grand événement œcuménique. L'invitation d'observateurs d'autres confessions, le rôle qu'ils ont pu jouer, mieux : qu'on les a pressés de jouer, la profonde influence exercée − en faveur d'un renouveau biblique − par la Réforme, l'influence encore plus profonde, intime de l'Orthodoxie sur les textes élaborés par le concile (au point qu'on a pu dire que le catholicisme retrouvait « son âme orientale ») − autant d'aspects d'une révolution spirituelle dont nous sommes encore loin de mesurer toutes les conséquences. Certes, une tradition latine unilatérale a été réaffirmée (y compris l'infaillibilité pontificale), mais juxtaposée avec une ecclésiologie de communion très proche de la nôtre. Et la vie, surtout si nous savons, nous orthodoxes, l'encourager, la féconder par une attitude à la fois ouverte et exigeante, semble bien aller vers cette ecclésiologie.
Il faudrait aussi évoquer aussi ce qui ne se voit pas, mais qui, peut-être, compte le plus. Je pense par exemple au rayonnement discret de la « prière de Jésus » en Occident, à ces hommes que le Nom de Jésus éveille au réalisme de la déification et qui se mettent intérieurement en route, comme Abraham, sans savoir encore où ils iront...
Préparation secrète de la prière, préparation affective − menée par exemple par le patriarche œcuménique −, doivent conduire peu à peu vers un travail théologique rigoureux, pour lequel existe déjà un langage commun − celui de l'Evidence dans la Tradition des Pères. Vers la fin du siècle, des négociations d'union s'engageront sans doute dans le cadre, espérons-le, d'un concile vraiment universel. Ces négociations ne devront jamais exclure les protestants qui constituent pour nous orthodoxes une dimension prophétique providentielle du christianisme occidental et je suis sûr que ceux d'entre eux qui gardent des racines ecclésiales (mais simultanément ne veulent mitiger en rien leur exigence de liberté dans le Saint-Esprit) seront concernés par cette manifestation de l'unité.
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Les vrais problèmes, dans cette perspective, ne sont pas d'abord de discussion dogmatique. Ils concernent plutôt, me semble-t-il, la signification même du dogme, sa place dans l'ensemble de la vie chrétienne. Ils se résument dans l'interrogation. Qu'est-ce que le dogme ? Est-ce une systématisation abstraite, tout juste bonne à nourrir des chicanes de spécialistes, des peurs d'intégristes (peurs de l'autre qui dissimulent une gigantesque peur de soi), en somme un empêchement à l'unité ? Ou bien le dogme, comme l'affirme la grande tradition orthodoxe, a-t-il une portée vitale, sert-il à jalonner, à suggérer cette expérience de la nouvelle créature qui nous est offerte en Christ, dans le Saint-Esprit ? En somme, quel est le but ultime de la vie chrétienne ? Est-il seulement moral, humaniste, ou bien les Pères avaient-ils raison de dire que Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu ? Et d'ailleurs, que voulaient-ils dire ? Que signifie « vivre en Christ » ? Que signifie « celui qui est né de l'Esprit est Esprit » ? Que signifie la sainteté et, par elle, la transfiguration de l'univers ?
Si nous cherchons à répondre à ces questions, nous comprendrons que le dogme est la trace intellectuelle d'une expérience prodigieuse, et le problème où nous buttons sans cesse, de la Vérité et des vérités (celle du catholique, du protestant, de l'orthodoxe, chacun enfermé dans sa sincérité), se posera en termes renouvelés, libérateurs. Il s'agira moins de discuter que de communiquer une expérience − celle de la Tradition, de la « chaîne d'or » des saints −, de s'ouvrir à l'expérience de l'autre, et de chercher ensemble quel dogme suscite, et quel dogme limite, l'expérience la plus totale.
Si nos frères chrétiens ne voient pas la vérité de l'orthodoxie, c'est que trop souvent nous faisons écran : ce n'est pas eux qui sont pécheurs, comme le suggèrent nos fanatiques, c'est nous, qui ne savons pas donner à la Vérité toute l'évidence de la vie (honnêtement, pensons à ce que les autres peuvent voir lorsqu'ils regardent, du dehors, dans ses apparences, l'Orthodoxie contemporaine...).
Ma conclusion : jeunes gens, ne vous jetez pas trop vite dans l'œcuménisme. Pour donner, il faut avoir, pour communiquer, il faut être. Commencez (si c'est déjà fait, pardonnez-moi, mais ce déjà reste longtemps un pas encore), commencez par vous convertir : au Christ, au christianisme, consciemment, personnellement, dans le risque d'un libre choix. Vous n'aurez le droit de parler de l'Orthodoxie que lorsque vous aurez, par une quête ardente, difficile, acquis la certitude qu'elle est bien, dans sa profondeur, la plénitude du christianisme. Alors vous pourrez témoigner de votre découverte, non pas contre qui que ce soit, mais dans le dépassement des limitations.
Commençons par dépasser nos propres limitations qui, pour n'être pas dogmatiques (par la grâce fidèle de Dieu et l'exploit de nos Pères), n'en sont pas moins existentiellement étouffantes. Commençons par pratiquer un œcuménisme intra-orthodoxe, une purification intérieure de notre Eglise qui rendra sa part humaine moins indigne de sa part divine.
Devenir ici et maintenant, avec modestie, avec lucidité, des chrétiens et parce que des chrétiens, des orthodoxes, c'est bien ce que nous pouvons faire de mieux pour l'œcuménisme. Qui n'est pas spectacle, mais service.